Par Luigi Casati, 10 juillet 2023
Au début, la progression était difficile et fatigante, car une fois la partie touristique terminée, il fallait faire quelques escalades exposées, marcher dans des zones boueuses où l’on s’enfonçait jusqu’aux genoux. Un premier siphon a limité l’aide des plongeurs spéléologues. Au-delà du siphon, il restait environ un demi-kilomètre à parcourir dans la boue, en combinaison néoprène (la température de l’eau en hiver est de l’ordre de 3 à 4 degrés), en descendant avec deux bouteilles de 12 litres, sur des échelles spéléologiques, pour enfin atteindre le siphon appelé, non sans raison : Désespoir. Une fois dans l’eau, on s’équipait en nageant à la surface, sans pouvoir se poser sur un rocher. Actuellement, il ne reste plus que la longueur du parcours ; car au fil du temps, les montées les plus difficiles ont été équipées d’abord d’échelles, maintenant d’échelles rigides, les zones boueuses sont franchies par des passerelles horizontales en bois ou en aluminium, le premier siphon est vidé par une pompe qui permet le passage avec un canot pneumatique, et le Désespoir est atteint par des échelles rigides en aluminium ainsi que par une plate-forme confortable au bord de l’eau.
JJ remonte à l’échelle le puits du Désespoir (env. 1990)
J’allais aider Jean-Jacques Bolanz avec le toujours présent Patrick Deriaz et nous avions la chance de trouver de nombreux porteurs car, en circuit ouvert, il y avait beaucoup de matériel à transporter et les spéléos qui passaient le premier siphon pour aider étaient toujours au moins deux. Maintenant, avec l’utilisation des recycleurs et l’amélioration de l’itinéraire, tout est plus facile. Mais nous manquons souvent de main d’œuvre pour nous aider jusqu’au Désespoir. Pendant tout ce temps, Michael Walz et Stéphane Girardin ont pris en charge le travail de préparation et ont mis beaucoup d’énergie à simplifier les explorations au fond au fil des années.
À partir du moment où nous avons commencé à utiliser des recycleurs, nous n’avons heureusement plus eu beaucoup de problèmes et les explorations ont toujours été couronnées de succès. En circuit ouvert, il y a eu beaucoup d’échecs dus à toute une série de problèmes qui ont été résolus au fil du temps. En hiver, il y avait des problèmes de givrage des détendeurs à cause de l’eau froide, des combinaisons qui se cassaient et obligeaient à passer le siphon trempé dans l’eau glacée, du carbure pour éclairer les galeries sèches entre les siphons, etc. Je me souviens qu’après avoir eu un énième problème avec le détendeur givré, je suis sorti et je suis allé d’une traite du Désespoir à la sortie de la grotte, dans une combinaison néoprène 6 mm peu encombrante, avec le bi 12l sur le dos. Il est vrai qu’il y a deux ans avec Stefan nous étions sortis, après 16 heures dans la grotte, avec le recycleur sur les épaules, mais avec une combinaison 2-3 mm moins encombrante.
Cette semaine d’exploration du 1er au 9 juillet était prévue de longue date. En raison d’une violente averse qui a fait monter le niveau de l’eau dans la grotte, elle a été repoussée une énième fois de quelques jours. Finalement, le 3 juillet, un joyeux petit groupe composé d’Adrien, Léo, Louis, Michael, Patrick, Stéphane et moi-même apporte le matériel nécessaire au Désespoir. Tout est prêt pour le 5 juillet, mais pendant la nuit et tôt le matin, la pluie tombe abondamment et gâche nos plans. Parfois, les crues arrivent à la source en 6 heures et être dans les siphons au-delà du Désespoir, qui ont normalement un fort courant et une visibilité potentiellement réduite, n’est ni sûr ni beau. Nous décidons donc d’attendre un jour. Ponctuels, comme le veut la tradition, Michael, Patrick et Stéphane me rejoignent au parking de la grotte à 0900 le matin du 6 juillet. En regardant le capteur positionné dans la grotte indiquant la température et le niveau d’eau, nous nous rendons compte que la crue est arrivée ce matin-là et, après concertation, nous décidons de la reporter à un autre jour. Le 7 au matin, même heure, même endroit, nous plaisantons sur la visibilité de l’eau, le seul paramètre que nous ne pouvons pas connaître, mais tout le reste est presque parfait. Nous entrons dans la grotte un peu avant 10 heures et, une fois arrivés à pleine charge, nous sommes conscients qu’il s’agit de la dernière occasion possible. A 11h30, nous avons déjà la tête sous l’eau. Michael, Stéphane et moi passons le siphon, Patrick rentre à la maison. Mesure de l’oxygène dans l’air : 15%. C’est un problème qui est apparu ces 10 dernières années probablement à cause des périodes sèches, donc peu d’échange d’eau à l’intérieur de la grotte, mais aussi à cause de l’eau des lacs au-dessus du plateau qui a une quantité d’oxygène très faible par rapport à la moyenne et qui alimente le débit de l’aquifère.
15% d’oxygène, ce n’est pas peu par rapport à la montagne mais, dans notre cas, le problème se pose à cause de la plongée qui, pour des raisons évidentes, nous expose à l’hyperoxygénation et, une fois passé le siphon, nous respirerions dans un milieu hypoxique. La respiration et la progression sont plus fatigantes, au moins pendant la première heure.
Départ dans le Désespoir depuis la plateforme
En dehors d’une respiration plus rapide, nous progressons en douceur. Michael et Stéphane utiliseront pour les prochains siphons, un circuit ouvert tandis que j’utiliserai le mini recycleur que j’ai fabriqué moi-même. Nous nous relayons pour porter le recycleur, qui est assez lourd avec ses 24 kg, mais ce n’est pas comme si les sacs spéléo, contenant les différents matériels, pesaient beaucoup moins. Comme prévu, dans les siphons au-delà du Désespoir, le courant se fait sentir mais la partie la plus difficile se situe entre le deuxième (siphon de l’Obstination) et le troisième siphon (siphon des Porteurs BCDEFGJLMPRSTVW). Il faut ensuite remonter dans la salle du Millénaire pour atteindre le quatrième siphon, découvert il y a de nombreuses années en compagnie de Jean-Jacques. Devant le quatrième siphon on analyse l’oxygène et comme par magie ici le pourcentage est d’environ 16,5% et la température de l’eau de 11 degrés. La température de l’eau dans cette grotte varie beaucoup selon la saison, car le bassin d’absorption est proche de la surface, environ 150-200 m, et l’arrivée de l’eau est rapide.
J’ai passé les quatrième et cinquième siphon en solo en 2015, mais accompagné et aidé par Stéphane jusqu’à la fin de la salle du Millénaire.
En 2021, il est décidé de franchir les deux siphons et d’explorer les galeries sèches à deux plongeurs spéléos : Stéphane et moi. Après un petit parcours aérien d’environ 50 m, nous nous sommes retrouvés au bord du sixième siphon.
Nous avons été galvanisés en découvrant le monstrueux sixième siphon, qui ressemble à un triangle de 60-70 m de long sur 25-30 m de large (mesures plus réalistes que lors de l’exploration). Il s’en est suivi une petite exploration presque verticale, commençant à peu près à la moitié du lac, d’une longueur d’environ 50 m jusqu’à -30 m, avec une visibilité d’un mètre. Le diluant utilisé dans le recycleur pour économiser l’oxygène était à 40%, donc à -30 m j’ai été obligé de m’arrêter. Une série d’abandons, liés aux conditions météorologiques, et nous voilà aujourd’hui.
Le plongeur moderne
Cette année, la stratégie est différente : plongée en solo avec Stéphane en soutien jusqu’au sixième siphon tandis que Michael s’arrête au début du quatrième siphon. De cette façon, nous serons plus rapides et plus légers. Au printemps, Michael et Stéphane ont déjà apporté deux bouteilles de 12 litres remplies de 18-60 trimix au début du quatrième siphon afin de pouvoir aborder le sixième siphon avec un gaz plus approprié et dépasser la limite de la dernière fois.
« Exploration » est un terme couramment utilisé et parfois galvaudé qui signifie aller là où l’on ne sait pas. Cet inconnu stimule l’imagination de l’explorateur et comme toujours, la grotte ne manque pas de surprises.
Première hypothèse : si nous étions dans une gigantesque fracture, puisque la dernière plongée nous a amené rapidement à -30 m, nous pourrions descendre encore plus bas que la profondeur du Désespoir, qui est le plus grand des siphons présents. Sans vouloir exagérer, nous nous sommes fixé une limite autour de -70 m, en pensant à une éventuelle urgence en circuit ouvert, avec seulement un nitrox 40 de décompression.
Deuxième hypothèse : si nous remontions plus ou moins vite dans l’air, cela nous permettrait de continuer à deux, et lors d’une exploration ultérieure nous aurions les bouteilles pour nous deux déjà dans la grotte.
Malgré les caprices de la météo, la visibilité est d’environ 3 m, ce qui n’est pas beaucoup, mais en raison de la taille des tunnels, mais certainement dans cette grotte, c’est une très bonne condition. Une fois rafraîchi par des barres énergétiques, je me prépare et atteint rapidement le terminus de la plongée précédente, quitte le nitrox et, attaché à la ligne, descends. Je touche le fond à -34 m. L’exploration, c’est aussi un ensemble de sensations qui vous font décider où aller, quoi faire, quand vous n’avez pas de repères clairs.
Je sens le courant contre moi, ce qui signifie que l’itinéraire est bon. Je continue sur environ 40 m, puis je suis un mur que je trouve devant moi ; je monte jusqu’à -4 m, à 120 m de l’entrée et je suis sous un plafond plein d’érosions chimique-mécaniques, d’une beauté inouïe. Pour l’instant elles ne restent que dans ma mémoire et je n’aurai rien à montrer car je n’ai pas de micro-caméra.
Redescendu à -30 m, je retrouve le courant et peine à avancer à cause d’un rétrécissement de 2 m de hauteur sur 4 à 6 m de largeur. Passé ce cap, la situation se normalise. Lorsque j’ai besoin de reprendre une respiration correcte, je ralentis, et heureusement le recycleur me permet une bien plus grande autonomie que le circuit ouvert et donc une plus grande liberté de mouvement dans l’espace.
Il est difficile de comprendre où aller, d’évaluer la taille du tunnel, mais heureusement avec ce courant j’ai un « ennemi » pour m’aider à trouver mon chemin. Je monte à -21 puis redescends à -34 : je vois le fond 3 m plus bas. Par chance, je termine ma ligne à ce moment-là. Il ne me reste plus qu’à terminer mon exploration. J’ai juste le temps de voir la direction 200-220 degrés de la boussole et cela me fait comprendre que je suis dans la bonne direction dans une zone où une grande faille est visible même superficiellement. Même si cette fois c’est le fil qui a arrêté l’exploration, la satisfaction du résultat obtenu, 145 m de nouvelle exploration (température de l’eau dans le sixième siphon 10 degrés), est à mettre sur le compte d’un travail d’équipe particulier d’amis qui se sont engagés à me faciliter la vie en utilisant beaucoup de leur temps. Ce résultat, permet de fantasmer sur la suite, qui ne sera pas à une date trop lointaine, du moins pour moi qui ai eu 59 ans avec un corps qui n’est pas tout à fait neuf des activités passées. Ces 13 heures de grotte, soutenues par un entraînement peu intense, ont surtout pesé sur mon dos. Certes, tant que ma tête continuera à me faire rêver, j’accepterai les efforts du jeu.
Ad maiora